Nuit du 28 au 29 décembre 2003

La Silla – Une heure du matin, mon assistant de nuit remonte du «comedor» et c’est à mon tour d’aller manger. Des collègues suivent en silence. C’est une nuit calme, une fois de plus, au dessus de la Cordillère. On s’attarde à peine à regarder le ciel, sans lune. Il paraît qu’il y a des «papas fritas» cette nuit, donc tout le monde a faim.

Deux heures du matin, remontée à la salle de contrôle, avec les phares les moins intenses, pour ne pas perturber les observations. On a signalé des ânes sur la montagne cet après-midi, il s’agit d’être prudent. À part les quelques rais de lumière qui traversent les stores de la salle de contrôle, aucune lumière ne vient de la terre, seulement du ciel. L’envie de crier au monde notre présence sur ce caillou me surprend pendant que je marche sur la terrasse, face aux collines environnantes et plus loin, l’océan Pacifique. C’est pas la première fois. Qui peut bien penser à nous? Qui vraiment pourrait avoir une pensée pour ceux dont le métier est de regarder le ciel toutes les nuits? 

La lumière de la salle de contrôle me saute à la figure. Trois secondes d’adaptation, retour au boulot.

Salle de contrôle de La Silla (appelée le RITZ). 3 télescopes sont contrôlés depuis ici. 
À gauche le télescope de 2.2 mètres. À droite, le NTT, mon télescope cette nuit-là.

2h07 – Le programme que je suis en train d’observer est décidément long. Des longues poses d’une heure, pour, encore une fois, d’aussi obscurs qu’inconnus «quasars». Avec toutes ces observations, en proportion largement majoritaires, que l’on fait sur les quasars et les galaxies lointaines, je me demande comment fait la cosmologie moderne pour ne pas avancer plus vite… Remarque sacarstique de milieu de nuit, sans plus.

20h11 – Bing. Mail qui tombe. De Hawaï. En français, ça donne:

Cher Cédric, j’espère que tu es la bonne personne à contacter. Je suis une astronome à Hawaï, en train «d’observer» pour 2 cibles de missions spatiales, mais on est surtout en train d’avoir une tempête de neige au sommet du Mauna Kéa et nous ne pouvons pas ouvrir le dôme. J’essaie de trouver «some folks» dans d’autres observatoires qui pourraient prendre 2 images pour moi. 

Cible «Stardust»: comète 81P/Wild2 – Rencontre entre la sonde et la comète au 4 janvier 2004 [dans 6 jours] – les gars de la missions Stardust ont un besoin urgent d’astrométrie maintenant! Sur un télescope de 2.2 mètres, ça devrait prendre 40 secondes.

La deuxième cible est celle de la mission Deep Impact: comète 9P/Tempel1 – magnitude 21.9 en ce moment. On a besoin de sa fonction de phase, et des mesures cette nuit nous permettraient d’avoir des infos sur les propriétés de sa surface, ce qui a des implications directes sur la rencontre que fera la sonde avec la comète (dans environ une année). De nouveau, sur un télescope de 2.2 mètres, ça prendrait 900 secondes. 

Est-ce qu’il y aurait une possibilité d’utiliser un des télescopes de La Silla pour faire 2 images dans le filtre R? Juste au cas où, j’inclus les coordonnées et les éphémérides des deux comètes (je sais bien que Tempel1 est peut-être trop au Nord?).

9P/Tempel 1 – Deep Impact target – mag 21.9 – need R filter, S/N=50 image – guide at comet rate. 
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Date__(UT)__HR:MN R.A._(ICRF/J2000.0)_DEC dRA*cosD d(DEC)/dt a-mass T-mag 
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2003-Dec-29 04:00 m 06 56 17.66 +30 16 24.5 -31.06 6.76 2.111 21.96
2003-Dec-29 05:00 06 56 15.26 +30 16 31.2 -31.10 6.67 1.968 21.96
2003-Dec-29 06:00 06 56 12.86 +30 16 37.8 -31.09 6.57 2.035 21.96
2003-Dec-29 07:00 06 56 10.47 +30 16 44.3 -31.04 6.49 2.356 21.96

dRA*cosD d(DEC)/dt =
The rate of change of target apparent RA and DEC (airless). d(RA)/dt is
multiplied by the cosine of the declination. Units: ARCSECONDS PER HOUR

81P/Wild 2 – Stardust target – bright – need image in any filter for astrometry – used 40 sec in morning twilight through R filter.
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Date__(UT)__HR:MN R.A._(ICRF/J2000.0)_DEC dRA*cosD d(DEC)/dt a-mass T-mag 
********************************************************************************
2003-Dec-29 08:50 N 16 18 18.35 -19 04 13.5 90.12 -15.10 4.342 13.05
2003-Dec-29 09:00 N 16 18 19.41 -19 04 16.0 90.09 -15.09 3.769 13.05
2003-Dec-29 09:10 N 16 18 20.47 -19 04 18.6 90.05 -15.09 3.329 13.05
2003-Dec-29 09:20 C 16 18 21.53 -19 04 21.1 90.02 -15.08 2.983 13.05
2003-Dec-29 09:30 C 16 18 22.59 -19 04 23.6 89.98 -15.08 2.704 13.05

dRA*cosD d(DEC)/dt =
The rate of change of target apparent RA and DEC (airless). d(RA)/dt is
multiplied by the cosine of the declination. Units: ARCSECONDS PER HOUR

Thanks

Karen M.
(In charge of ground and earth-orbital observations, Deep Impact Mission)

2h15 – Je résume. Ils ont une tempête de neige sur le sommet du volcan Mauna Kéa à Hawaï alors que la nuit va commencer. Il y a deux comètes qui se baladent dans le ciel en ce moment, avec deux sondes qui leurs collent aux fesses. Et les gars des missions aimeraient bien savoir si je peux prendre quelques images, afin qu’ils puissent orienter correctement les sondes dans l’espace interplanétaire… Jolie pensée. La rencontre avec Wild2 se fait dans 6 jours. Il y a des mails qui sont envoyés un peu partout à l’est d’Hawaï, où il fait déjà nuit (ça veut dire ici à La Silla, probablement en Afrique du Sud et aussi aux Canaries…). 

2h16 – Je vérifie mes programmes, mais ça ne fait que confirmer mon sentiment. La nuit est plutôt vide puisqu’après la pause d’une heure du programme actuel, je n’ai rien au programme jusqu’a 4h30 du matin. 

2h18 – Réponse à Karen. Elle peut compter sur la solidarité de La Silla! La nuit s’active! 

2h20 à 2h30 – Préparation des «Observation Blocks» pour les deux comètes. Comme d’habitude pour les objets qui bougent dans le ciel, on ne met les coordonées qu’à la dernière minute.

3h à 3h30 – Pendant que mon programme se termine, je me renseigne un peu sur les deux missions. La mission Stardust a pour but d’aller se placer dans la queue de la comète Wild2, d’en récolter des particules (une comète est faite de neige sale qui «s’évapore» au contact des rayons du soleil), et, pour la première fois, de les ramener sur Terre! La mission Deep Impact de son côté va s’approcher de la comète Tempel1, lâcher un gros boulet dessus qui, en s’écrasant, va rejeter des particules en provenance de la surface et même des premières couches superficielles. Le module principal de la sonde, derrière le boulet, fera la récolte et l’analyse. Deux missions qui vont nous en apprendre plus encore sur l’origine de notre système solaire, puisque les comètes contiennent les matériaux avec lesquels notre système s’est formé. 

3h36 – Il est environ 7h temps sidéral (ST). La première comète, Tempel1, est observable. Le programme terminé, je rentre fébrilement les coordonnées de la comète dans l’observation Block. Et c’est parti! Le télescope pointe, puis s’arrête. On est dessus. Il démarre le tracking «différentiel» pour suivre la comète (au lieu de suivre le mouvement des étoiles, il suit le mouvement de la comète). 15 minutes de pose. On attend… 

3h52 L’image s’affiche sur l’écran de notre imageur (qui s’appelle SUSI2). Et ça donne ça:

On l’a eu! Juste au bord du détecteur, mais on l’a eu… On refait une image. Avec ces images, les astronomes de la mission Deep Impact vont pouvoir comparer la position exacte de la comète avec la position (connue) des étoiles autour, en utilisant le temps exact d’observations et les coordonnées de pointage du télescope. Quelques calculs de mécanique céleste plus tard, ils sauront comment décider de la meilleure orbite pour la sonde.

4h12 – On cherche la seconde comète, dont la rencontre est dans 6 jours, alors que la sonde a été lancée il y a plus d’une année! Mais la comète est trop basse, à peine à l’horizon. D’après les coordonnées, elle monte vite dans le ciel. Mais avec le NTT, on ne peut pas aller plus bas qu’environ 11 degrés au-dessus de l’horizon. Donc, on attend un peu. La coordonnée d’«ascension droite» de Wild 2 (habituellement notée «alpha») est un peu plus de 16h. Le temps sidéral est environ 8h. Donc, on a un «angle horaire» de quelque 8 heures. C’est encore trop (l’idéal c’est un angle horaire nul, ce qui signifie que l’objet passe au méridien).

4h15 à 5h15 – Je reprends mes programmes de service en attendant.

5h20 – On pointe la deuxième comète! Le télescope est très très bas (12 degrés). La qualité d’image est très mauvaise à cause des flexions sur le miroir du télescope. Il est presque vertical!

5h40 – Le soleil se lève dans 20 minutes, la comète est à 14 degrés au dessus de l’horizon, tant pis pour la qualité d’image. On observe.

5h50 – Les premières images sortent. On ne voit rien de spécial. On recommence jusqu’à que le soleil se lève.

Le miroir du NTT démonté pour ré-aluminisation. Son diamètre fait 3.58m.

5h58 – Le soleil se lève. On n’a rien vu sur les images, mais on ne peut rien faire de plus. J’envoie les dernières images à Karen. On verra bien.

Un peu après 6h, je sors. Le jour se lève. La lumière est superbe. Je vais aller me coucher. J’apprendrai plus tard qu’on était les seuls avec un imageur disponible, et que la comète Wild2 était bien sur les images, après traitement. Un joli succès. Les responsables des deux missions semblent plutôt contents! Ils ont eu un meeting dans la journée pour décider de la trajectoire à donner à la sonde Stardust. Aux dernières nouvelles cela s’est bien passé. Et moi, ça me fait 2 comètes de plus à mon tableau de chasse…

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